Contribution au manifeste pour un urbanisme circulaire
La fabrique au quotidien de la ville ne se contente pas de supposées innovations et de solutions décoiffantes ; elle est un acte culturel qui exige certes de l’ambition, mais aussi des attentions, de la bienveillance et de l’humilité.
Cette fabrique appelle une révolution de nos pratiques, car il ne s’agit plus de se contenter d’ajustements et de gadgets. Commenter les expérimentations, observer les pionniers et louer leurs expérimentations ne suffira pas ; il faut passer à la vitesse supérieure, et vite !
Les trois boucles de l’urbanisme circulaire (intensifier les usages, transformer l’existant et recycler les espaces), nous permettent d’agir concrètement dès demain, afin de sortir de l’impasse. Cette révolution donne un rôle central à un acteur essentiel de nos environnements : le sol, ou plutôt les sols dans leur diversité et leur complexité.
Longtemps rejeté par la modernité sur l’autel du progrès qui devait nous sauver de tout et réparer nos dégâts et nos excès, le sol a souvent été assimilé à une forme nostalgique de l’aménagement : un retour à des valeurs dont certains détournent le sens pour de sombres desseins. Mais si nous nous déplaçons et quittons notre vision anthropocentrée, nous pouvons lui reconnaître sa place d’être vivant à part entière, et pas seulement celle d’un bien, d’un moyen, d’un matériau ou d’une ressource (au sens utilitaire du terme).
En parlant des sols, nombre d’entre vous penseront aux sols agricoles, au monde rural et aux cultures.
Si les sols agricoles jouent un rôle essentiel dans nos écosystèmes, ils doivent être ménagés et préservés des urbanisations voraces et imperméabilisantes.
Mais les sols urbains doivent aussi bénéficier de nos attentions. Méprisés et considérés comme les stricts supports de nos activités et de nos édifices, les sols urbains doivent aujourd’hui être reconsidérés comme le substrat de nouvelles pratiques urbaines.
Mais qu’est-ce qu’un sol urbain ?
En dépassant la vieille opposition entre ville et campagne, on peut reprendre la définition de l’urbain qu’en donnait Françoise Choay dans son texte « Le règne de l’urbain et la mort de la ville » (La ville – art et architecture en Europe, sous la direction de Jean Dethier et Alain Guiheux, 1870-1993, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, pp. 14-15.), considérant comme urbain, ce qui appartient à la nouvelle civilisation qui se met en place à l’échelle planétaire, et qui est constituée de réseaux matériels et immatériels autant que d’objets techniques. Il s’agit plus d’une condition que d’un strict espace aux contours délimités.
Le sol urbain est donc celui d’espaces eux-mêmes qualifiés d’urbains.
Ce qui pourrait n’être qu’une tautologie nous permet en vérité d’étendre le champ d’action et d’intervention sur les sols en y intégrant des espaces situés au-delà de nos anciens remparts. Que nous vivions au cœur des métropoles, dans les centres-villes ou dans leurs banlieues, dans le périurbain ou dans des bourgs recomposés, nous sommes tous différents et pourtant tous des urbains, par nos modes de vie, nos déplacements, nos activités et nos pratiques.
Les sols que nous foulons le sont tout autant. Ils nous permettent de nous déplacer, de communiquer, de construire et aussi de nous nourrir. Nous ne pouvons pas vivre sans eux. Leur apport est immense et nous ne les respectons pas.
Retrouvons les sols !
Retrouver les sols c’est leur porter de grandes attentions en termes d’aménagements ; c’est les laisser respirer, ne pas les recouvrir de couches perméables qui les étouffent ; ne pas réduire ou oblitérer totalement leurs fonctionnalités les rendant impropres à la production ou à la régulation. Les inondations de novembre 2019 dans le Var, nous rappellent que les sols jouent un rôle fondamental dans la régulation des flux hydriques.
Retrouver les sols ce n’est pas imaginer un nouvel arsenal juridique déjà conséquent et qui montre ses limites ; c’est prendre la responsabilité de changer fondamentalement nos modes de faire et pratiquer la ville.
L’objectif de la Zéro Artificialisation Nette avec son système éviter/réduire/compenser, perpétue l’illusion d’une compensation de notre dette vis-à-vis des sols et nous détourne de nos responsabilités.
Retrouver les sols c’est aussi leur donner une autre valeur que foncière, au sein d’un projet social et politique ambitieux. En considérant les sols dans des continuités temporelles (comme processus et système) et scalaires (du territoire à la parcelle), nous reconnaissons les services écosystémiques qu’ils peuvent fournir localement et globalement.
Retrouver les sols, c’est les envisager comme des êtres vivants. Le retour de la nature en ville ne se traduit pas par un verdissement des surfaces, mais par le fait de considérer l’urbain dans un écosystème, renversant les hiérarchies en vigueur et adoptant une forme de frugalité pour sa gestion (eau, air et sols)
Retrouver les sols, c’est refuser de penser de façon fragmentée, mais au contraire de lier les choses entre elles.
Les sols sont l’espace entre les choses, les lieux de confrontations et de débats entre les acteurs pluriels. Ils dictent des règles qui garantissent le vivre et le faire ensemble.
Les sols comme archives
Lire un territoire au travers ses sols, permet de faire émerger des interventions depuis les milieux eux-mêmes, en identifiant les traces, les permanences, les persistances, voire les disparitions, dont on peut scruter les indices. Par sa pérennité, le parcellaire constitue un outil puissant qui informe des formes d’occupation du sol passées.
Il est temps de prendre au sérieux les sols urbains dans toutes leurs fonctions (historique, géologique, topographique, toponymique, écologique…), de mieux maîtriser leur affectation à tel ou tel usage, de mieux les connaître et les gérer. Il est donc urgent de les positionner au centre des débats, considérant leur devenir comme préalable à toute décision, quelle que soit l’échelle d’intervention.
Les sols sont une mémoire vive, active et vivante de nos territoires. Ils sont notre avenir !
Les sols comme bien commun
Compte tenu de son importance et sa valeur intrinsèque, l’idée de considérer les sols comme un bien commun profitable à tous, au-delà des biens marchands privés et publics, émergera sans doute.
S’inspirant des travaux sur la propriété de l’économiste Elinor Ostrom, prix Nobel en 2009, on peut envisager une forme de gouvernance des sols. Cette gouvernance s’appuie sur les structures en place et sur deux propositions s’inspirant des droits de l’eau qui bénéficie d’un statut de protection garantissant sa qualité :
- Décorréler le droit de propriété des sols, des droits d’usage de ses services écosystémiques qui deviennent des droits inaliénables.
- Reconnaitre une responsabilité partagée des sols entre les acteurs (État, collectivités, propriétaires, locataires, élus, usagers, habitants) quels que soient le statut juridique des sols et les services qu’ils procurent.
Cette nouvelle responsabilité est génératrice de droits multiples et de règles locales. Elle s’adapte aux spécificités des situations. Le propriétaire privé ou public reste propriétaire des sols, mais pas de ses fonctions et services, dont il devient le garant. L’utilisation des sols est alors soumise à un débat public et démocratique mettant au centre l’intérêt du bien commun.
Agir pour et avec les sols
Sans attendre cette nouvelle gouvernance, des bonnes pratiques concrètes peuvent être mises en place afin de projeter le court terme dans le temps long.
Par exemple, comme cela commence à être pratiqué (voir l’exemple de l’Organisme foncier solidaire [OFS] de Rennes métropole), on peut dissocier le coût du foncier du coût du logement afin d’en réduire le coût.
On peut aussi sortir les sols de l’actif des entreprises agricoles comme le suggère Arnaud Daguin, ambassadeur de l’agroforesterie et porte-parole de l’association Pour une Agriculture du Vivant.
Plus concrètement encore, nous pouvons dès maintenant réfléchir aux implantations construites dans un souci d’économie et de mesure, dans le respect des structures et des portances des sols ; penser les aménagements en fonction des chemins de l’eau ; privilégier le réemploi total ou partiel des infrastructures existantes ; ne pas bâtir en sous-sol ; construire léger et réversible afin de limiter les impacts au sol, etc.
On le comprend, en conférant aux sols urbains un statut spécifique, des pistes fructueuses de transformation durables des territoires se font jour. L’utilisation des sols est l’affaire de tous.
L’urbaniste italien Bernardo Secchi qui plaçait le projet de sol au cœur de l’urbanisme (Progetto di suolo, Casabella, 520/521, 1986, pp.20-21.), le considérant comme le monument des espaces urbains contemporains. Inspirons-nous de cette proposition pour accélérer les transitions, ajouter une nouvelle strate à un ensemble qui a toujours été en mouvement, en continuelle mutation… où chaque époque a laissé sa marque. Le défi, aujourd’hui, est de continuer ce mouvement : intervenir sur les territoires en ajoutant moins de matière et plus de sens. Cela ne sera possible qu’avec la complicité des sols, que nous devons apprendre à connaître, à respecter et à mieux utiliser.
L’urbanisme circulaire n’est pas qu’un changement de paradigmes professionnels, c’est le choix citoyen d’une nouvelle société dont les sols urbains portent les traces et l’avenir.
Une première version de ce texte a été publié sur le blog de dixit.net : https://dixit.net/nb
Il participe au manifeste pour l’urbanisme circulaire initié par Sylvain Grisot : https://urbanismecirculaire.fr